mardi 2 juin 2020

Un don

L'Académie française a supprimé les accents circonflexes
mais mon ordinateur les remets, sans connaitre les exemptions.
Je ne les connais pas non plus. Ne voulant pas me battre contre lui,
je laisse les choses en l'état...


UN DON


1 GRAND-PERE

Il était jeune, il était à la fois fort et sensible, sûr de lui et plein de mansuétude. Aujourd'hui il était seul, une bouteille et un verre traînaient sur la table empoussiérée, solitaires comme lui. 

Hier il grimpait à longues enjambées dans la neige avec un grand sourire, et, dans son sac à dos, son fils Cédric, son aîné, qui babillait tant et plus. Aujourd'hui il traînait les pieds, passait d'un fauteuil au tissu élimé à l'autre, contemplait « sa » chaise  vide à coté de lui, le regard aussi vide qu'elle. Autrefois ils étaient nombreux autour de cette grande table de bois au plateau épais : ses sept enfants, sa femme, son Elise, sa douce Elise tant aimée et souvent rabrouée ; aujourd'hui encore il lui semblait entendre son rire cristallin, communicatif. Trop de souvenirs l'envahissaient, l'étouffaient, faisaient couler une larme sur son visage qui se fripait.

Pourquoi était-il si seul depuis cette année fatidique ? Qu'avait-il fait de faux, se demandait-il ? Il avait pourtant agi de son mieux pour que ses enfants aient un bon métier, puissent se débrouiller dans la vie, mieux que lui pour finir et puis, n'avait-t-il pas consacré son temps à son prochain au maximum de ses facultés ? Peut-être trop ? Avait-il négligé l'essentiel, passé à côté ? Des questions sans fins et sans réponses tournaient dans sa tête, l'occupaient, le préoccupaient, le fatiguaient inutilement. 

C'était mon grand-père.

Cela s'était passé 6 ans auparavant et depuis lors, sous les reproches : « tu n'avais qu'à ...» « et si tu avais dit... » « tu aurais dû... » « tu as pensé à quoi ? » « tu t'es pris pour qui ? » « mais, qu'as-tu fait ? », grand-père avait laissé ses épaules s'affaisser, son dos s'était arrondi sous les coups de boutoir qui l'avaient frappé ; il trainait les pieds, se négligeait, n'avait plus gout à rien, la tristesse avait pris possession de lui. Son appartement sentait le renfermé, toute l'aile nord-ouest était restée close, muette, inutile comme sa vie ; il ne s'y rendait plus, même pas occasionnellement. Il croyait avoir tiré un trait sur le passé et semblait incapable de lutter, de se reconstruire un présent.

C'est moi, Pen, sa petite fille, qui allait lui redonner gout à la vie.


Les aquarelles que je présente dans cette histoire
ont été peintes dans le Lavaux

2 UNE LASSITUDE

Ma mère se plaignait de grand-père qui se négligeait, laissait trainer ses habits sales, oubliait de se laver les cheveux, restait trop souvent enfermé chez lui. Elle me disait : « Je lui fais pourtant ses lessives, son repassage, et depuis que la situation de ton père s'est améliorée, nous lui avons trouvé une femme de ménage que nous payons ; en plus il descend de son premier deux fois par semaine pour manger avec nous alors que j'ai quatre enfants à la maison et il va se passer encore pas mal d'années avant que vous soyez indépendants, mis à part votre jeune frère, ajoutait-t-elle tristement ».

Pourquoi donc maman se confiait-elle à moi, Pen, qui était « sa troisième » et encore si jeune ? Peut être parce que nous étions les deux seules femmes de la famille et qu'elle pensait que nous devions nous serrer les coudes face à cette masculinité.

Elle reconnaissait cependant que son père avait reçu un terrible choc et si peu de soutien de la part de ceux qu'il avait tant soulagés. La reconnaissance pèse bien peu dans la balance de la critique négative et les «  on dit » peuvent détruire une vie, ou en tout cas faire beaucoup de mal. Bon c'est vrai qu'il aurait dû reconnaître les torts qu'il avait eu de croire qu'il pouvait faire mieux que les médecins. Il avait oublié que ceux-ci étaient protégés par la loi, qu'ils avaient toujours raison même s'ils se trompaient. « De ce fait, papa était toujours poussé à faire mieux, à toujours se dépasser jusqu'au jour où il était allé trop loin » disait-elle. Mais de là à lui tourner le dos, ne plus le saluer dans la rue, se taire à son entrée dans le bistrot du coin où il allait jouer au jass avec 3 copains, il y avait de quoi le décourager de sortir, et nous habitons une petite ville, les nouvelles se propagent vites, surtout les mauvaises, hélas ».

« Pourquoi donc sommes-nous plus attirés par ce qui ne va pas chez les autres que par ce qui va bien ? Parfois je reste 2-3 jours sans écouter les nouvelles à la radio avec leur mondialisation où il faudrait prendre chez nous tous les malheurs des autres, comme si nous n'en avions pas notre propre lot ? Enfin, se reprenait-elle, aider oui, mais avec limites. Bref, tout cela n'est pas encore de ton âge, Pen, tu en as de la chance de vivre sans soucis ».

Maman et moi ne savions pas encore ce qui allait me tomber dessus !  Quand cela arriva, ce ne fut pas auprès d'elle que je trouvai conseils, réconfort, certitudes, longues discutions et plaisir d'un partage plein de mystère, d'expériences, de rires et de chocolats chauds…


3 C' EST ARRIVE

C'est ce jour-là que tout avait commencé. Nous avions nettoyé la maison, du haut en bas, y compris la véranda envahie de vieilleries que nous avions débarrassées, pour faire de la place et fêter dignement les 20 ans de mariage de nos parents. 

Dans le jardin pris entre la voie du train et la rue, nous avions dressé des tables recouvertes de papier blanc, aligné les verres et les bouteilles de vin et d'apéritif, empilé les assiettes, présenté les services dans des caissettes de bois confectionnées par mon frère ainé, alors que le plus jeune et moi tourniquions tout autour, énervant, par notre inutilité, le monde affairé ; j'avais alors 10 ans.

Des fleurs partout, même dans l'exiguïté de l'entrée, qui faisait dire à mon père que cette maison était trop étroite, qu'on s'y heurtait à tous les coins, nous n'en avions cure, nous les 4 enfants, nous aimions cette vieille demeure aux cachettes innombrables, aux escaliers en colimaçon, le deuxième étage sous le toit où nous dormions, un peu froid en hiver, un peu chaud en été, mais quelle importance quand on est heureux.

Nos invités se bousculaient, parlaient tous à la fois : 6 oncles, 6 tantes du côté de maman, un peu moins du côté de papa, tant de cousins-cousines que je n'arrivais pas à les compter, nos grands-parents, sauf grand-mère Elise décédée trop jeune, un ou deux couples d'amis proches et la maison était pleine, le jardin envahi par les affamés, quelques discours dont je ne me souviens pas.

Dans le salon où nous avions rassemblé tous les sièges disponibles, papotaient les aînés. Soudain, inopinément, je m'écriai : 

  • Mais ma tante, pourquoi manges-tu ce gros morceau de gâteau au chocolat, toi qui as le foie malade ?
    Celle-ci me fusilla du regard et se défendit avec véhémence : 

  • Je n'ai pas le foie malade, petite sotte, occupe toi de tes affaires. Ça ne va pas recommencer toute cette histoire de guérison, de diagnostic, de fluide et j'en passe.
Je n'entendis pas ce que ma tante déclarait, je regardais grand-père qui me couvait des yeux, des yeux plissés, incisifs, vifs, presque bons. A cet instant-là nous comprimes, lui et moi, lui qui se disait si content qu'aucun de ses enfants n'aient hérité de son don, que ce gène avait sauté une génération et se manifestait subitement chez sa petit-fille.

Ce jour-là, ma vie bascula, une double vie faite d'officialités et de secrets profonds, à la fois extraordinaire et pleine d'embûches à contourner. Celle de grand-père changea aussi ; il trouva avec moi un second souffle : il avait la charge et la joie de m'instruire, de me transmettre tout son savoir faire, ses expériences. Cela prit un certain nombres d'années. Ainsi, souvent les mercredis après-midi, jour de congé à l'école, je montais chez lui, un seul étage puisqu'il vivait dans la même maison que nous, ou plutôt nous chez lui puisqu'elle lui appartenait et qu'il la tenait de son père. Ma mère était sa fille. 

  • Comment as-tu su que j'avais le don lorsque j'ai parlé à tante Marthe ?
  • Tu as tout de suite secoué ta main gauche comme si elle te brulait
  • C'est vrai, elle était chaude et me piquait.
  • C'est ainsi, fit grand-père, maintenant j'ai la charge de toi, un puissant levier de regain de vie, de partage, d'enseignements, d'écoute.

Trois soirs après ce jour premier, grand-père descendit manger chez sa fille et son beau-fils vêtu d'une belle veste marron, d'un pantalon en velours côtelé couleur châtaigne et d'une nouvelle chemise au ton moutarde. Il était presque beau avec ses cheveux blancs touffus et coupés courts, si ce n'était son oreille droite qui était décollée ; cette asymétrie le rendait original, soulignait la spécificité de son caractère. Je tirais alors sur les miennes en espérant qu'elles aussi seraient différentes l'une de l'autre !

Ce jour premier ? C'est ainsi que nous l'avions appelé, ce jour précieux où grand-père revint à la vie et moi qui m'ouvrait à la mienne avec ces mots qu'il écrivit sur mon front à force de me les répéter :

Ton don est ta destinée.


Le Mur blanc


4 PREMIERE LECON
De retour de l'école je suis vivement montée chez grand-père qui m'attendait impatiemment pour me donner ma première leçon de guérisseuse et il me dit d'emblée : 

  • La première chose que tu dois savoir c'est que je ne suis pas un guérisseur, c'est l'enseignement que j'ai retiré lors de cette affaire qui m'a démoli : Penses-tu, un fils qui m'attaque pour pratique illégale de la médecine parce-que sa mère, que je soignais, était morte ! De toute façon elle le serait, je la soulageais seulement de ses douleurs. Tu as certainement entendu tes parents en parler.
  • Tu sais grand-père, je n'y ai pas trop fait attention, j'étais alors si petite.
  • Oui, c'est vrai, tu devais avoir 4 ou 5 ans. Cependant, tu es bien consciente que tu as un don puisque tu as secoué ta main gauche après avoir parlé à ta tante Marthe et que nos regards se sont croisés.
  • Je sais que cela t'arrivait et j'ai compris à cet instant même que je réagissais comme toi.
  • Alors voici la leçon numéro une, me dit grand-père : tenons-nous debout, toi en face de moi. Ouvre les paumes de tes deux mains vers le ciel, lève la tête. Que sens-tu ?
  • Rien !
  • Alors ce n'est pas ainsi que je dois m'y prendre. Il faut que je commence par t'expliquer qu'il existe une énergie en dehors de nous même que nous captons et transmettons. Elle passe à travers nous pour aller ailleurs, dans la personne que nous soignons. Enfin, non, nous ne la soignons pas, nous ne faisons que transmettre cette énergie. Tu comprends ?
  • Pas très bien.
  • Aie, ce n'est pas encore ainsi que je peux t'aider ! Me transformer en professeur n'est pas si facile, alors bavardons tout simplement et je réfléchirai comment te transmettre mes expériences pour une prochaine fois, car tu vas revenir, n'est-ce pas, me demandat-il avec inquiétude.
  • Oh oui grand-père, c'est pas grave si tu ne sais pas, si tu voyais tout ce que je dois apprendre à l'école !

Nous nous quittâmes, non sans que j'aie bu un chocolat chaud fait de poudre de cacao, de sucre de canne brut et cuit dans du lait, fameux et préparé avec tant de gentillesse ; dès lors grand-père et moi on est devenu comme deux doigts de la même main ! Maman dira plus tard : « Ces deux là sont inséparables ». Il fut aussi irremplaçable dans mon coeur.


5 PELE-MELE

C'est bien des années après « nos leçons » que j'ai noté ce que grand-père m'avait appris. Voici le tout en vrac, tout à l'avenant, comme l'étaient ses enseignements.

Le guérisseur est un canal par lequel passe le courant, et non pourvoyeur d'une énergie qui vient de lui. Si celle-ci venait de nous, nous serions vite épuisés. D'où vient cette force ? Le mystère reste entier. Vu qu'elle nous traverse de haut en bas pour se diriger sur le patient couché sur la table, elle vient certainement de plus haut, du ciel ? Le saura-t-on un jour ? Il faudrait d'abord que les scientifiques reconnaissent son existence. Mais comment prouver ce qui ne se voit pas, ne peut pas être mesuré ni pesé ?

Les mains sont réceptrices et émettrices, la droite va circuler à environ 10-15cm au-dessus du corps allongé, en se déplaçant de la tête aux pieds ; la gauche va ressentir un picotement et de la chaleur, nous allons la fermer puis l'ouvrir en jetant à terre le négatif. On peut lever les yeux, avec le désir que cette énergie nous remplisse pour en ressentir immédiatement les effets, pour autant que nous soyons réceptifs. Je pense que tout le monde l'est plus ou moins. Les guérisseurs le sont d'avantage que la moyenne et en sont conscients. Les sensations dans les mains sont le signal que les ondes opèrent. A nous de visualiser la situation sans opiniâtreté. Vouloir à tout prix ne marche pas.

Aucun thérapeute dans le domaine des médecines parallèles ne doit éloigner un patient de la médecine classique. Un cancer ne se soigne pas avec des plantes ni par les passes d'un magnétiseur, mais il peut en atténuer les douleurs et les sensation de brûlure liées à un traitement. Il peut venir en soutien d'un traitement, en augmenter l'efficacité.

Nous ne guérissons pas toi et moi, nous sommes, telles des antennes de radio, de télévision, des relais entre l'émetteur puissant de cette énergie, et le récepteur. Nous mettons le patient en lien avec l’émetteur, nous le rechargeons en énergie.

Tout le monde peut être une antenne, seulement à des degrés divers. Toi et moi sommes simplement plus réceptifs que d'autres. Y-a-t-il un secret, m'as tu demandé. En fait je ne pense pas, c'est du folklore ! Enfin, pour les bouteurs de feu, il est possible qu'il y en ait un, mais en tout cas je n'en ai pas à te transmettre. Comme tu le sais, je suis un fiéfé indépendant et n'ai eu que très peu de contactes avec d'autres guérisseurs ; à l'époque on parlait de nous seulement à mots couverts, c'était mystérieux, les gens se cachaient pour venir chez nous. « Alors pourquoi ai-je ton don ? » lui ai-je demandé. « Tu as simplement reçu de moi, peut-être un gène, ou en tout cas une sensibilité particulière ».

Vois-tu, petite, comprendre d'où vient un mal, en identifier la racine, ne suffit pas pour y remédier. En psychanalyse, il ne suffit pas de pouvoir enfin reconnaître son problème en disant « il m'est arrivé ceci » pour guérir. Mais c'est une autre histoire, qui ne nous concerne pas directement.

Je le répète : la loi interdit tout diagnostique en dehors de la médecine officielle, sois prudente. Aucun thérapeute dans le domaine des médecines parallèles ne doit éloigner un patient de la médecine classique.

J'ai longuement discuté avec ta mère concernant ce don et le futur de ta vie. Nous pensons qu'il serait bon que tu fasses premièrement des études sérieuses, tu en as les capacités, avec un bon diplôme officiellement reconnu ; ensuite tu pourras y ajouter toute autre thérapie parallèle que tu désires employer. Ce diplôme te protègera des critiques déplacées, de la stupidité générale des gens qui auront recours à toi. Sois prudente, rappelle à chaque fois que tu ne guéris pas, que tu reçois simplement une énergie que tu transmets.

Nous eûmes de nombreuses conversations, comparant médecine allopathique et homéopathique, leurs limites. Après avoir souvent négligé les effets secondaires des médicaments (lisez la notice d'emballage pour vous informer insistons-nous) on en parle de plus en plus et il ne suffit plus de dire : il n'y a pas d'autre solution. Cherchez, il y en a probablement. Attention aux manipulateurs sur Internet, à ceux qui cherchent à tirer profit de situations difficiles, du désarroi dans lequel se trouve bien des personnes malades ; profiter de ces situations est lamentable, disait grand-père. 

Le corps a des ressources d'auto-guérison, c'est cette puissance intérieure de la personne malade que l'homéopathe stimule par ses médicaments à haute dilution. A la fois extraire la douleur, réveiller toutes les défenses locales et mobiliser toutes celles qui lui sont utiles. Ce n'est pas mince comme programme pour nous tous.


6 UNE ETOILE

L'autre matin, Pen qui avait alors 24 ans, pu glisser à l'oreille de grand-père alité cette grande nouvelle : « Grand-père, j'ai réussi mon diplôme de physiothérapeute ». Pen avait alors ressenti une légère pression de sa main sur la sienne et entendu dans un murmure, ou était-ce son imagination pour l'avoir entendu tant de fois auparavant, « C'est bien, petite ». Puis, soudain, sa main à lui était devenue légère, trop légère et s'était immobilisée, sa poitrine ne se soulevait plus au rythme de sa respiration, un sourire évanescent était apparu sur son visage, grand-père venait de partir pour un grand voyage, une destination inconnue des vivants et de lui-même, mais dont il se réjouissait ; il disait qu'il s'inventait des mondes à venir merveilleux, grandioses parmi les étoiles. « Tu vois, me disait-il, je serai l'une d'elles ». Depuis lors, en regardant le ciel la nuit, Pen fixait son regard sur une brillance et lui faisait un clin d'oeil, comme autrefois ; ainsi les liens continuaient à se tisser au-delà du visible, se renforçaient même avec les expériences vécues une à une dans leur vie séparée.

Pen se récitaient parfois cette phrase qu'il lui avait lue, tirée du Grand Marin de Catherine Poulain :

« Ils étaient vivants, eux, et le sentaient à chaque instant.
Ils étaient dans la vie magnifique,
luttant corps à corps avec l'épuisement,
avec leur propre fatigue et la violence de l'au-dehors.
Et ils résistaient, ils dépassaient leur peine,
jusqu'à ce que vienne l'heure très lente 
où l'on avance 
dans le ciel obscure vers le repos ».

Ainsi pensait-elle, grand-père qui n'avait jamais quitté sa petite ville, ni cette maison, héritée de son père qui l'hérita du sien, faisait un grand voyage. Il s'était envolé très loin dans l'azur, visitait tant de galaxies qu'elle essayait d'imaginer, si belles, si douces, où il trouvera enfin une paix réparatrice. Elle se demandait même s'il n'avait pas rejoint cette puissance fabuleuse qui leur permettait de soulager tant de maux... il l'aurait bien mérité.


Capite sur le chemin du Moulinet


7  ERIC

Eric, c'était l'ainé de nous quatre. A l'EPFL de Dorigny, inscrit en génie civil, il avait obtenu son bachelor en trois ans ; puis, pendant qu'il préparait son master en deux années supplémentaires, le Poly de Lausanne ouvrit son campus à tous et, guidé par lui, toute la famille avait visité, devinez quoi : Le laboratoire en transport et mobilité où chaque membre avait conduit, à tour de rôle, une locomotive virtuelle, commandé tout un système de signalisation ferroviaire ; notre père était aux anges car, vous l'aviez deviné, il était cheminot ! Ensuite, toujours sur le site du Génie Civil, tous se sont rendus dans le Laboratoire de construction hydrauliques où était installé, dans une vaste halle, un monde en miniature : barrages, centrales électriques, conduites d'eau et rivières. « C'est comme chez nous ! » s'exclama le deuxième fils. Celui-ci faisait un apprentissage de mécanicien sur voiture. Faire tourner un moteur était sa passion, et peut être aussi toutes les roues qui tournaient, avec ou sans eau.

Pour acquérir d'avantage de pratique, Eric partit à Zurich ; là on lui proposa de rejoindre une équipe d'architectes et d'ingénieurs, travaillant aux Indes pour une firme européenne. Plancher sur un projet de voie ferrée devant relier Bangalore à Hyderrabad et de cette ville à Kanpur, l'enthousiasma. En choisissant ce métier, il savait qu'il ne trouverait pas de travail en Suisse où les programmes liés au forage des tunnels dans les Alpes et la construction de ponts pour les auto-routes étaient presque complets, il fallait donc s'expatrier. Il était prêt.

Une fois sur place, Eric découvrit que l'Inde était un pays encombré de lois administratives qui freinaient la modernité et quand on obtenait enfin les autorisations de construire, voila que dans le désordre qui régnait, un village s'était construit sur le tracé prévu ; il fallait tout recommencer. De guerre lasse, au bout des millions déjà dépensés, l'entreprise jeta l'éponge, au bord de la faillite.

Se voyant offrir une autre opportunité, il se rendit en Egypte où un immense projet de développement rail-route, pour ne pas dire pharaonique, était en voie de planification entre le Caire et Assouan, sur la rive gauche de Nil. Mais au paravant, Eric du se rendre aux Etats Unis pour acquérir les techniques de constructions dans le sable : ancrages, piliers, suspensions, renforcement des digues pour contenir les crues du Nil. Ce projet de mur sur le futur tracé fut abandonné car, fort heureusement, un entrepreneur Egyptien fit remarquer que l'eau ainsi refoulée se déverserait brutalement plus bas, inondant la ville d'Assiout. 

La question était encore de savoir s'il fallait construire des doubles ponts rail-route ou deux ponts côte à côte; ces derniers s'avérant beaucoup plus couteux, la Compagnie opta pour des ponts doubles à chacun une voie, non pas sur mais au-dessus des terres arables, car ces terres-là étaient précieuses, il fallait les conserver puisqu'elles n'existaient que le long du Nil. La difficulté était de calculer au plus juste le poids de leur construction, la solidité des piliers de soutènement sur un terrain mouvant, la force des vents. Deux groupes d'ingénieurs travaillèrent séparément sur les plans ; Eric participa au premier projet qui était sobre, le deuxième surprenant et magnifique. Enfin le premier fut choisi, pour des raisons financières, en y incorporant certaines astuces du second. Louksor et Assouan étant sur la rive droite du Nil, il fallut encore prévoir deux immense ponts suspendus au-dessus du fleuve pour les relier à la route. Deux ans plus tard, les autorités égyptiennes avaient enfin accepté les plans.

Un chantier de 8 ans se mit en branle, 10000 ouvriers y participèrent et Eric ne revint chez ses parents que rarement. A chaque fois il était plus basané, le visage buriné par le soleil, ses cheveux tournant déjà au gris, mais heureux, marié là-bas avec une Egyptienne avec laquelle il eut trois enfants. Bien sur sa mère regrettait de ne pas les voir plus souvent, ainsi était la vie. Attaché à ce pays, à sa femme, à d'autres projets de constructions, il ne revint pas vivre en Suisse ; il avait pris goût aux grands espaces et plus encore à la vie au Caire dans sa maison de fonction où il retournait régulièrement une semaine sur trois et pouvait ainsi suivre le développement de ses enfants.

Qui aurait prédit cela ? Personne de la famille en tout cas ! Lors d'une de ses présences, Eric nous parla du barrage d'Assouan qui réglait le débit des eaux selon les demandes en électricité. Ainsi le Nil ne faisait plus les même crues qu'au temps de sa liberté  ; dès lors, Il inonda des zones qui ne l'étaient pas au paravant, noyant le bétail et certains petits villages, ses habitants souvent avec, mais qui s'en préoccupait ? Personne ! Ce n'est pas comme certains pays européens où les gens sont bardés d'assurances risques en tout genre. De plus, nous apprit-il, si d'un côté il y avait trop d'eau, d'autres régions, par contre, n'en recevaient plus et les paysans étaient alors sans récoltes, condamnés à quitter les lieux pour un avenir meilleur ; on peut toujours rêver... Ainsi la modernité a un prix dont on n'est pas toujours informé.




Maison du four à pain, Chexbres


8 PEN

Pen est donc la troisième de 4 enfants, elle vit dans une petite ville de la Riviera Vaudoise, habite une ancienne maison en bordure de la voie ferrée. Le train n'a jamais dérangé quiconque, il ne passe que deux fois par heure, trois rames légères qui n'amènent que très peu de monde dans la halte qui domine son chez elle ; il s'endort vers 22h pour ne recommencer son va et vient qu'à 6h, moment auquel tout le monde se réveille. Il y a quatre ans cette ligne a été rachetée par les CFF qui, dès lors, fait circuler des trains marchandises pendant la nuit ; Maintenant plus personne n'y prête attention, sauf parfois en été lorsque les fenêtres sont grandes ouvertes, ces convois étant lourdement chargés et bien plus bruyants. 

La vie de Pen est très liée aux trains, gares et voies ferrées, car elle vient de loué un local à côté de la gare principale pour y exercer sa profession avec trois autres personnes qui ont le même métier. Avant de choisir cet endroit, elle a murement réfléchit : à savoir si elle allait utiliser la même pièce que son grand-père dans leur maison. Mais elle décida qu'il valait mieux séparer la vie familiale de la vie professionnelle et plus encore de son don. Et puis il y a Ramon dont la présence peut être dérangeante. 

Après son bachelor en sciences HE-S0, Pen vient de rentrer de Suisse Allemande où elle a fait une formation de thérapeute par la respiration donnée par Ilse Middendorf. Elle a obtenu son diplôme après trois ans seulement au lieu de quatre grâce à sa formation de physiothérapeute ; ainsi, elle a accomplit ce que les êtres aimés et aimants attendaient d'elle : devenir une professionnelle dans le domaine des soins, avec diplômes reconnus avant d'y ajouter son don particulier ; mais que d'efforts elle a déployés et va continuer à vivre pour utiliser « ses deux vies » au service des autres, éviter les erreurs de son grand-père.

De Suisse-Allemande, Pen n'est pas revenue seule : petit Ramon l'accompagne, son fils adoré, qu'elle élève seule, son ami de l'époque ayant disparu en laissant un simple mot sur la table de la cuisine disant « Je rentre dans mon pays où il n'y a pas de place pour nous deux. Je t'embrasse, je t'aime, Ramon. » Pas d'adresse, pas de téléphone, son portable répondait d'une voix monocorde « Ce numéro n'existe plus ». Faire des recherches jusque dans ce pays lointain est impossible, il ne reste plus qu'à tourner une nouvelle page. Mais son fils lui rappelle chaque jour son ami avec sa peau si belle, dorée et douce, des cheveux noirs de jais, de longs cils recourbés au-dessus des yeux ronds et si sombres les jours d'orage, comme lui. Pour savoir que faire, garder l'enfant ? Avorter ? Pen recouru à l'avis de sa mère qui accueillit l'idée d'un petit-fils vivant tout près d'elle avec tant de joie qu'elle lui offrit de venir habiter l’appartement de grand-père. Quel soulagement de l'avoir sous la main pour Ramon pendant les heures d'ouverture de son cabinet : trois jours par semaine de 7h à 18h, pour la physio, un matin et un soir pour la technique respiratoire, ajouté un cours de gymnastique qu'elle donne à des groupes dans le collège voisin et proposer des séances de revitalisation lors desquelles elle utilise son don. Elle est souvent appelée par des directeurs d'usines, manufactures, administrations pour enseigner quelques mouvement de détente à leurs employés stressés. Tout un programme ! Pour ne pas être dérangés le week-end, la famille a du changer leurs abonnements téléphoniques et les garder cachés. Personne ne peut répondre jour et nuit à toutes les urgences qui, souvent n'en sont pas, question d’appréciation de chacun.

« Il faut tout de même mettre des limites, bien que je sois seule dans mon genre » pense Pen, car, elle aussi, a un secret bien caché. Combien de fois a-t-elle du se retenir de le divulguer ? Même vis à vis de grand-père ! En s'exerçant chez lui, dès l'age de 18 ans, elle avait découvert qu'en passant sa main droite à 10-15 cm au-dessus du patient, en allant de la tête aux pieds, non seulement elle ressentait une brûlure et des picotements dans sa main gauche, mais également une sensation de vibrations, des ondes, des flux, des ralentissements, des arrêts subits qu'elle dut analyser : restait à savoir si cela venait d'elle ou du patient. Ressentait-elle les maux des autres ? Elle s'en inquiéta.

Le foie, la thyroïde, les reins ? Parfois elle n'entend rien. Ce mot « entendre » fit résonance dans sa tête : elle entend, elle entend les pensées de ses patients centrés sur leur maladie, est-elle télépathe ? Elle consulta Google et lu : «  La télépathie est un transfert direct de la pensée d'une personne (l'éméteur) vers une autre personne (le récepteur) sans qu'un seul mot n'ait été échangé. » Et plus loin : « Pour que le phénomène télépathique se produise, il faut que le niveau du récepteur soit élevé », ce qui est bien son cas. Elle apprit aussi que l'éméteur doit être puissant, ce qui parait être le fait en présence de soucis importants focalisant les pensées des malades qui, en recherche de guérison, les amplifient. La compréhension de ce phénomène la soulagea. Que faire de ce don ? L'aider à mieux comprendre les autres ? Elle laissa ce problème de côté se disant : « J'ai toute une vie devant moi pour apprendre, pour comprendre... » 


Au cours des années, elle se rendit compte que les pensées des autres contredisent souvent leurs paroles et que leurs pensées sont plus près de la vérité, ce qui la fit sourire plus d'une fois ! C'était également utile pour mettre fin à une relation boiteuse ou pour, au contraire, décider de l’approfondir. Découvrir ce qu'on lui cache, c'est fort utile dans son métier, parfois désagréable dans la vie courante, mais ça renforce sa décision de se taire, à garder le silence, porter seule la responsabilité d'une telle situation. Elle ne chercha pas à rencontrer d'autres personnes ayant les mêmes dispositions qu'elle, elle ne pouvait plus augmenter son temps d'occupation déjà surchargé, ou il aurait fallu le prendre à celui qu'elle consacrait à des personnes de son entourage, impensable !


9 L' APPART

Pen ne savait comment exprimer le sentiment jubilatoire avec lequel elle installa l'appart de son grand-père. Elle commença par la véranda, sa pièce préférée ; là était resté un vieux et large fauteuil en rotin, elle en trouva un deuxièmes aux « Puces », un peu différent, mais quelle importance, en y ajoutant à chacun d'eux un gros coussin neuf à larges rayures roses et vertes, le tour était joué ; elle s'y installa avec délectation même si l'endroit ne donnait que sur la rue et le garage Auto-Sprint en face. Elle étendit les jambes et allait s'évader dans un rêve éveillé lorsque des petits pas maladroits, une chute, des pleurs, la firent sursauter.

Revenue à la réalité du moment, Pen prit son fils par la main et lui fit visiter les lieux. D'abord sa chambre, elle lui présenta son lit, pour le moment encore entouré d'une barrière bleue, une petite table, une chaise basse, quelques jouets, surtout des peluches qu'il adorait, une étagère avec ses premiers livres d'animaux sur cartons épais. Elle ouvrit la fenêtre et lui montra le jardin de grand-maman en-dessous, un jardin magique peuplé de gentilles fées, d'arbres et de buissons, qui avaient besoin d'être taillés entre nous soit dit, et sous lesquels il se construirait une cabane ; Ramon battit des mains, trépigna d'impatience sur ses courtes jambes et tomba une fois encore, mais voyons il n'avait encore qu'un an, il était terriblement avancé pour son age pensait fièrement Pen (mais toutes les mères ne pensent-elles pas ainsi ?). Devenu grand, Ramon trouverait ce jardin de tous ses rêves bien minuscule, il en avait été ainsi pour elle. 

Pen abandonna son fils pendant qu'il prenait possession de sa chambre et pénétra religieusement dans la longue pièce du nord où grand-père recevait ses patients, où ensemble ils eurent tant de discussions, où elle avait fait ses premières expériences de guérisseuse sous son regard attentif, transmettant les forces mystérieuses de l'au-delà. Les étagères avaient conservé tous ses livres, la grande armoire de chêne qu'elle ouvrit contenait des masses de dossiers. Pen en consulta quelques uns et ce qu'elle découvrit la stupéfia : grand-père y relatait l'historique de ses patients, notait les mieux ressentis de ceux-ci, les difficultés rencontrées par lui et par eux ; les marges étaient couvertes de nodules de sa main ; grand-père lui en avait caché l’existence, c'était presque incroyable ! Elle se demandait si c'était une surprise qu'il lui avait réservée, comme un héritage précieux, prévu de longue date et dont il dirait de sa voix devenue rocailleuse « Tu vois petite, je suis tout de même un peu professionnel ! »

Consulter toutes ces notes, c'était bien son intention, mais elle se prit à réfléchir à tout ce qu'elle avait à faire : Organiser la vie de son petit Ramon, discuter avec sa mère pour convenir des jours et des heures pendant lesquels il irait chez elle, toujours prête à le garder. En plus, il était manifeste qu'un courant de tendresse s'échangeait entre elle et Ramon, c'était beau à voir ; Ramon sera certainement heureux avec elle, ainsi les journées d'absence de Pen ne seront pas trop douloureuses.

Ensuite, elle passa dans son ancienne chambre sous le toit, ouvrit la porte-fenêtre pour l'aérer, cette chambre qui donnait sur un petit balcon et la rue ; elle descendit ses affaires au premier. Elle proposera à son jeune frère de la prendre pour lui. Cette chambre est plus gaie que la sienne ouvrant au-dessus de l'entrée, mais tout changement dans sa vie le perturbe, peut-être préférera-t-il y rester ; alors elle en fera une chambre d'amis, pour ceux et celles qui viendront de Suisse-Allemande ou des membres de la familles. 

Maintenant organiser son cabinet, décrire les prestations qu'elle avait à offrir. Ecrire n'était pas son fort et elle mit plusieurs semaines avant d'être satisfaite de sa présentation. Ensuite il fallait qu'elle fasse sa pub, entreprenne la tournée des médecins, des hôpitaux, il y en avait trois dans sa petite ville, rien que ça ! Puis elle songea à faire un site internet et là, attention, il s'agissait d'être prudente et de peser trois fois un mot avant de l'écrire ; celui-ci ne vit jamais le jour, les circonstances allaient modifier sa vie une fois encore.

Sautant du coq à l'âne, elle se dit qu'il était urgent d'acheter un congélateur pour la cuisine, totalement abandonnée à son état premier d'il y a 80 ans. Elle regarda, en souriant, le salon-salle à manger avec son vieux dressoir 19e, la grande table familiale rectangulaire, beaucoup trop grande pour elle et son fils, le tapis élimé, des tableaux aux cadres absurdes et vieillots, le papier peint aux fleurs passées. Il y aura bien des changements à entreprendre, mais elle n'en aura pas le temps ; alors, pourquoi ne pas garder ces souvenirs de sa jeunesse ? Elle verra à l'usage ce qui manque ou ce qui est en trop, ainsi pas de hâte, moins d'erreurs.


Pen se sentait heureuse dans cet environnement ; l'ombre d'une présence bienfaisante semblait flotter en tout endroit, l'envelopper dans une quiétude douce, apaisante, voire sécurisante.

Comment pourrait-elle dire merci à son grand-père ?


Vous qui lisez cette histoire, écrivez à Pen pour lui dire de quelle façon
elle pourrait remercier son grand-père…


Pavot peint dans un jardin de la route du Signal à Chexbres


10 DE L'ORDRE !

Pen consacra de nombreuses heures à élaborer des dépliants présentant ses diverses offres de soins. Elle avait décidé de tout réunir, de tout faire savoir, n'ayant rien à craindre de cette diversité, tout à gagner de leur union ; à chacun de choisir l'une ou l'autre des prestations, ou pourquoi pas, deux à la fois, tout était possible ; d'ailleurs elle encourageait ses patients à participer à son cours de gymnastique respiratoire en soulignant le fait qu'il fallait aussi se prendre en charge soi-même, ne pas tout attendre des médecins et des physiothérapeutes qui, eux aussi, ont leurs limites. Participer à son propre mieux être est enrichissant à tout point de vue.

Restait un problème à résoudre : canaliser les demandes et avoir suffisamment de temps pour tout exercer. Elle engagea une téléphoniste quatre matins par semaine pour répondre au téléphone, planifier les rendez-vous, expliquer le comment de chaque chose, tenir les registres. Cette femme était un vrai cheval de bataille et parfaite pour protéger sa boss des importuns, Pen l’apprécia énormément.

Ainsi avait-elle fixé des jours précis pour la physiothérapie, d'autres pour la thérapie respiratoire d'Ilse Middendorf, enfin des heures pour la gym qu'elle avait appelée « Respiration-Vie », plus le jeudi de 15 à 19h pour « l’antenne vibratoire » pendant lequel son don était exercé. Le mercredi était sacré : elle le consacrait à son fils. Il lui fallait aussi un horaire le plus régulier possible pour sa mère qui prenait soin de Ramon, ce dernier adorant sa grand-mère ; il était toujours joyeux de descendre chez elle qui devait lui passer certains petits caprices, ce que Pen ne faisait pas. Un de ses oncles lui avait dit « Tu vas élever ton fils seule, tu dois être doublement sévère en remplacement de son père manquant. »


PHYSIOTHERAPIE

Le dépliant concernant la physiothérapie était le plus facile à rédiger, il avait suffit d'y inscrire son titre, son diplôme de bachelor HES-SO, quelques explications telles que : La physiothérapie contribue au bien-être par le développement de l'autonomie et la réhabilitation socioprofessionnelle des personnes atteintes dans leurs mouvements.

La physiothérapie s'adresse aux personnes victimes d'un accident, à certaines maladies chroniques, sur présentation d'un certificat médical. 

Elle y ajouta les jours et heures d'ouverture de son cabinet, mentionna en grand  SUR RENDEZ-VOUS UNIQUEMENT.

Avant de s'attaquer à la rédaction d'un dépliant expliquant le pourquoi et le comment de la thérapie par le respire, Pen se souvint de cette mère qui attendait son tour assise au bord d'une chaise comme si elle hésitait à rester ; un garçon d'une douzaine d'année se tenait à une certaine distance d'elle, la tête baissée, les yeux toujours fixés sur ses souliers. Elle lui avait dit de but en blanc : 

  • Je viens pour mon fils.
  • D'après ce que je vois, vous avez pris rendez-vous seulement pour vous.
  • Je suis désespérée, au bout de mes limites, vous ne pouvez pas comprendre ce que je vis.
  • J'ai vu ma mère tant de fois le visage tiré, les nerfs à vif, l'impatience la gagner face à l'inertie, l’incommensurable lenteur de mon jeune frère, il est autiste comme votre fils. 
  • Comment savez-vous que mon fils est autiste, je ne l'ai pas dit ! Pen continua, tranquillement :
  • Depuis quatre ans mon frère vit en Institution, il s'est adapté, a fait son nid ; il travaille dans un atelier protégé où il est fier de pouvoir monter des rallonges électriques et gagner quelques argents qu'il peut dépenser selon ses envies. Il a la chance de pouvoir venir à la maison certains week-ends et nous avons alors ce temps pour être ensemble, une vraie famille, les tentions journalières ayant disparu.
  • Et naturellement vous ne pouvez rien faire, comme votre grand-père à ce que j'ai entendu dire.
  • L'énergie que je transmets ne peux pas modifier les gènes, ni en ôter un et le remplacer par un autre. Pen allait ajouter: « Mais je peux vous aider vous... » Elle fut interrompue par cette femme qui se leva comme un ressort et prit la porte, courroucée, suivie, à contrecoeur semblait-il, de son enfant trainant les pieds et toujours les yeux baissés.

Quelle tristesse pensa Pen de ne pas pouvoir se faire entendre,
l'écoute est si importante. 


11 THERAPIE PAR LE RESPIRE

Généralités

La respiration réagit aux états physiques et psychiques, elle se ralentit ou s'accélère, s'adapte aux différentes situations de notre vie.
Lorsque la durée des tentions (douleurs, soucis)
est trop importante, elle agit sur le rythme respiratoire
l'empêchant d'être libre et profond.

La méthode Ilse Middendorf s'adresse à tous, préventivement ou curativement. Elle débloque les passages des énergies que nous avons fermés à notre insu lors de maladies, d'accidents, de troubles psychiques. Elle nous apprend à ressentir 
et à laisser respirer notre corps,
fonction capitale.

Cette thérapie est surtout indiquée dans les cas suivants :

Affections respiratoires telles que asthme,
refroidissements, bronchites chroniques
troubles du rythme respiratoire et circulatoire
troubles digestifs
maux de tête, migraines
douleurs dorsales
troubles du cycle menstruel
insomnies
état d'épuisement, fatigue chronique
tensions nerveuses et musculaires
stress et nervosité

**********************************

En cas d'affections graves, une collaboration étroite
avec un médecin est nécessaire

Respirer c'est vivre

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viorne obier


12

Une nouvelle idée germa dans le cerveau de Pen : enregistrer des « visualisations positives » pour ses patients. Voici l'une d'elles.

LANTERNES ROUGES

un deux trois j'écoute 

Je marche , je marche à flan de coteau sur le chemin de vigne, le chemin s'étire, s'étire, il s'allonge face aux Tours d'Aï.

Etendue sur mon lit, je ferme les yeux ; j'étire mon corps, ma nuque, mes lombaires, j'allonge mes jambes, je tends mes talons, pousse avec mes pieds, je laisse tomber mes jambes à droite, à gauche, détends mon dos, mes épaules, ma nuque.

J'avance sur le chemin de vigne, les ceps noirs et trapus contrastent avec les jeunes pousses au feuillage vert, vert tendre, qui frissonnent sous le souffle d'une petite bise nordique. Je regarde ces feuilles, leur découpe, leur jeunesse, je les touche dans un geste de tendresse aérienne, émue devant cette merveille. Des gouttes transparentes, rondes, épaisses, telles des perles joyeuses s'agitent, gonflent ; ce sont les dernières gouttes de sève qui montent dans ce premier printemps, qui grimpent, puissantes, des pieds de vigne jusqu'au bout de leurs rameaux taillés en février.

Toujours allongée sur mon lit, je sens cette sève nouvelle, résistante, vigoureuse, caresser la plante de mes pieds, mes racines sur la terre. La sève monte, elle coule en cinq rivières dans chacun de mes orteils ; elle irradie dans tout mon corps ; monte dans mon tronc, grimpe sur mes vertèbres comme sur une échelle, monte encore, envahit toute la largeur de ma poitrine et atteint mon thymus, elle le stimule au passage : lymphocytes, épithélium. Doucement, doucement, progressivement, elle diminue les graisses, augmente mon immunité, mes défenses. 

Voilà la sève qui travaille, elle reconnaît mes cellules pour les conserver, les préserver, les diriger à bon escient. La sève jaune dorée pénètre de sa vitalité tout mon cerveau : cortex, hippocampe, va dans mon cervelet et participe à mon équilibre, à tout mon équilibre porteur de ma dignité.

L’hypophyse, l'épiphyse, l’hypothalamus s'éclairent tels des lanternes rouges, chaudes, animées, organisées : fanal rouge à tribord, fanal vert à bâbord, signalant ma présence comme celle d'un bateau. Lanterne au centre rose, lanterne au centre vert tendre, presque blanc, apaisantes, sécurisantes, veilleuses, veilleuses précieuses de l'intérieur de mon corps.

Lentement, tranquillement, je reprends ma promenade sur le chemin de vigne ; je continue à avancer et un bruit d'eau de plus en plus audible perce le silence de ce vignoble. Un pont enjambe son ravin, son eau gonflée par les pluies d'hier. Je regarde de côté et je découvre un jardin, un curieux petit jardin triangulaire, accroché au pont, suspendu au-dessus de l'eau, c'est un jardin potager ; je peux y compter les poireaux brunis aux longues feuilles pendantes de l'an passé, des choux trop élevés, une salade trop grosse, deux, trois vieux oignons et pourtant, tout est ordonné ; la terre binée, les plates-bandes tirées au cordeau, présage de futurs semences.

J'aperçois une cabane à outils, un banc attire mon regard, je m'assois, adossée à son vieux bois ; je respire, expire ; je respire l'oxygène qui s'élève de la rivière ; je respire encore, profondément, régulièrement, les myriades de fines gouttelettes dispersées par le désordre d'une rivière emballée ; elles jouent avec mes poumons, je les respire, expire, je les respire encore, je me sens saoule de printemps, partageant ce moment avec les nouvelles pousses de céleris, de carottes, de persil, de salades à tondre, ivres de renouveau elles aussi et que je remarque maintenant entre les autres ; des fleurs timides, petites taches de jaune, de bleu, de rose ; une touffe de perce-neiges attendrissante entre deux pierres ; tout le charme de ce coin de Lavaux offert dans sa simplicité comme une oasis de bonheur au voyageur pas pressé ; on a tout le temps, tranquille, tranquille, heure contemplative.

Je me sens bien dans cette contemplation de moi, dans une confiance grandissante, plus sereine, plus résistante, plus vigoureuse ; rassurée sur moi-même je reviens sur mes pas, je reprends conscience de mes forces nouvelles, je m'anime, j'ouvre les yeux.

Ecrit par Pen Pravoz, le ..... à …..



SIGNAL DE BELMONT

13 QUELLE EPOQUE !

Ainsi Pen enregistra de nombreuses cassettes parlant du pancréas, des intestins, des poumons ; elle avait commencé par les prêter, mais ne les voyant pas revenir, elle les vendit 10.-- et remboursait 5.-- lorsqu'on les lui rapportait, c'était mieux ! Arrivèrent sur le marché les CD qui, rapidement, l'envahirent complètement, les cassettes disparurent en un rien de temps et on ne trouva bientôt plus aucun lecteur neuf dans les magasins. Subitement, on ne parla que de télécharger livres, musique, conférences, et si tu ne sais pas faire ou ne peux pas pour diverses raisons, tant pis pour toi, tu es laissé en rade.

Etait-ce la fin du livre papier se demandait Pen en soupirant. Sa mère, qui avait déjà tant peiné à se mettre sur ordinateur, avait envie de tout laisser tomber, dégoutée par cette époque où tout allait de plus en plus vite, trop vite ; maintenant c'était le smartphone qui dominait, éliminait les autres supports. Elle se demandait, avec justesse, comment faisaient les familles de plusieurs enfants pour leur offrir un nouveau portable chaque année. Défavoriser ceux qui ne peuvent pas suivre, comme elle, donc la vieillir prématurément, ou comme ces petits salaires qui tournent avec peine, ces familles recomposées, fragilisées, les sans travail, tout ce nouveau monde qui va quérir l'aide sociale qui a de plus en plus de peine à faire face à la situation par manque de personnel et d'argent et va probablement restreindre son offre. Où va-t-on ? Vers des pauvres de plus en plus pauvres, des « sur la limite » tombant en situation précaire ? Cette situation lui faisait peur mais elle se ressaisit et se lança de plus belle dans l'aventure d'un ordi qui a une pomme sur le couvercle ; avec celui-là elle était au moins à l'abri des mails indésirables !

Pen contourna la situation présente en se procurant, sur les étalages des marchés, de vieux appareils à cassettes et les prêtait contre 20.-- qu'elle rendait à leur retour ; ça marchait bien, les gens les rapportaient même s'ils ne se faisaient plus soigner par elle. Comme quoi « les vieilleries et le porte-monnaie » faisaient toujours recette.

Que penser de cette situation dans laquelle on peut tout savoir sur tout le monde. Qui ça « on » ? La CIA ! Ils ont bien épluché tous les e-mails d'Hillary Clinton, lit-on dans les journaux. Si on se plaint des caméras perchées un peu partout, on nous répond souvent « oh, nous, on n'a rien à cacher », ce qui voudrait dire : « et toi ? » Et notre vie privée ? Arrêtons-nous là, il faudra bien faire avec ; cependant cette situation, mine de rien, pesait sur les épaules des gens, Pen s'en apercevait quand elle les recevait dans son cabinet, ils étaient plus tendus, plus anxieux et impatients qu'il y avait quelques années en arrière. Et les jeunes de plus en plus stressés, par quoi ? Elle vous le demande. Quelle époque !


 Chexbres



14 RAMON

Un beau dimanche de juillet, on sonna à la porte de la famille Pravoz ; ce fut Pen qui alla ouvrir, ce qui n'était pas son habitude car il était décidé depuis longtemps que maman, papa s'il était là, pour la protéger des intrus, répondraient toujours. Mais enfin, ce jour-là, elle était au salon chez ses parents, sa mère occupée à faire des confitures à la cuisine ; son père, plongé dans la lecture de la revue « Les cheminots » n'ayant rien entendu, elle ouvrit donc la porte et sur l'étroit palier, au-dessus des quelques marches d'escalier, en plein soleil, se tenait un homme, disons entre 35 et 40 ans, comme elle, deux grands yeux foncés abrités sous de beaux et longs cils noirs, la peau des bras nus dorée, soyeuse... Le coeur de la jeune femme manqua un battement puis s'accéléra, subitement elle se mit à pleurer, à hoqueter si fort que sa mère arriva en courant et s'arrêta net à cette vision d'un homme qui serrait sa fille dans ses bras et la faisait tournoyer dans le petit vestibule. 

Enlacés, ils entrèrent dans le salon étroit et allongé. Lui, s'inclina profondément devant celui qui allait devenir son beau-père, et, plongeant la main dans son sac de voyage, en ressortit un instrument en demi lune, tout en bois de bambou, et se mit à jouer. Perdu dans sa musique à la fois nostalgique et rythmée, il ne remarqua pas un garçon d'une dizaine d'années qui était resté figé sur le pas de la porte ; au son de la flute de pan, lentement, l'enfant se mit en mouvement, l'homme fit de même tout en jouant ; c'est ainsi, en dansant, que les deux Ramon, père et fils, firent connaissance l'un de l'autre, d'un même coeur, d'un même enchantement.

La musique d'un autre monde venait d'entrer dans la famille.

Introduit, épaulé, encouragé par son beau-père, Ramon père fit un apprentissage de mécano et trouva un emploi aux CFF comme mécano sur locomotives. Ces deux hommes passèrent alors un temps infini à parler chemins de fers, consultaient d'anciens livres qui parlaient de leur histoire à travers le monde, rêvaient ensemble de grands voyages, suivaient avec intérêt l'émission « Des trains pas comme les autres » à la télévision. Deux cheminots dans la famille, c'est pas mal !

Ramon s'adapta bien à son nouvel environnement, il était facile à vivre ; seulement, parfois, ses yeux déjà bruns s'assombrissait subitement, prenaient des teintes d'orage : il pensait à son pays lointain, à ses montagnes, ses hauts plateaux balayés par les vents, ses vastes plaines, ses forêts profondes, inextricables ; il revoyait alors son village, ses parents vieillissants, réfléchissait aux innombrables conflits qui secouaient son pays. Il ne voulait pas, ne pouvait pas comparer celui-ci avec le bonheur qu'il vivait maintenant.


Bégonia, Chexbres


15 UN PAYS LOINTAIN

A la demande répétée et tant espérée de Ramon junior, Pen, son mari et leur fils entreprirent un long voyage de 13 heures de vol pour atterrir près de la capitale de ce pays lointain, le pays de Ramon sénior. Ils visitèrent des musées archéologiques, historiques, celui des pierres précieuses. Ramon loua un gros 4x4 qu'ils remplirent de tissus pour confectionner pantalons, robes, vêtement d'enfants, des viandes séchées et fumées, graines de manioc, petits plans de tomates, haricots, piments et autres qui pouvaient pousser dans cette basse vallée où ils allaient se rendre ; ils ajoutèrent des pots de peinture, des outils, des couvertures pour la nuit car ils allaient devoir dormir dans la voiture.

La route, le long du fleuve, se transforma bientôt en piste de terre, traversa des villages de plus en plus pauvres. Pen remarqua qu'ils n'étaient habités que par des femmes, des enfants et des vieillards.  « Oui, fit Ramon sénior, il n'y a pas d'avenir ici et dès qu'ils sont en âge de voyager, les jeunes partent tenter leur chance dans les grandes villes, rares sont ceux qui reviennent. » Il n'ajouta pas qu'un grand nombre y perdaient la vie ou tout au moins leur dignité. 

La pelle emportée fut utile pour boucher les trous de la piste et la scie pour couper en deux les arbres tombés en travers. Moulus après avoir passé deux nuits dans la voiture, réveillés plusieurs fois par des bruits, des cris d'animaux inconnus, arrêtés par une troupe d'hommes à laquelle ils durent donner de l'argent, suisse, pour en calmer l'ardeur guerrière ; cette monnaie était très appréciée dans un pays où le peso n'était pas à l'abri d'une dévaluation subite ; d'ailleurs, que faire d'autre contre un groupe armé  et prêt à en découdre ? Ramon sénior l'avait bien prévu.

Trois jours plus tard ils arrivèrent au village natal, berceau de la famille Alvodo, celle des deux Ramon. La réception fut mitigée, balançant entre la joie de revoir leur fils, embrasser leur petit-fils et leur surprise en faisant connaissance de leur belle-fille si différente d'eux. 

Pendant quelques jours, les hommes s’affairèrent à réparer le toit de la maison, très basse sur son assise de pierres irrégulières et de paille, avec les planches que les visiteurs avaient apportées arrimées sur le toit de la voiture ; puis repeindre les volets, consolider l'enclos des chèvres. Pendant ce temps les deux femmes, à la cuisine, essayaient de se comprendre avec les mains ; Pen se sentait si inutile dans cet environnement. Un matin El Pape se leva, grelottant de fièvre ; les jambes ne le portant plus, il dut s'aliter. Pen, assise à côté de lui, et sans réfléchir plus loin, souleva les hanches du malade, y passa sa main gauche qui se mit à chauffer, pendant que sa main droite descendait tranquillement au-dessus de lui, allant à droite, à gauche, comme guidée par l'autre ; arrivée aux pieds, sa droite se ferma, s'ouvrit et spontanément jeta le négatif. Son beau-père ne tremblait plus, les couleurs revenaient lentement sur son visage, deux heures plus tard il put se lever. La Mamé, qui avait assisté aux gestes de sa belle-fille, lui prit les mains et les embrassa avec reconnaissance et un zeste de déférence, au point que Pen se sentit gênée.

Dans l'après-midi, deux, trois paysans des environs apparurent, puis tout un groupe, une quinzaine de personnes se massèrent devant la maison ; ils étaient silencieux, attendaient et, tout à coup, une voix s'éleva, criarde, un homme agita un bâton. Ramon sénior se précipita à leur rencontre, rassura le chaman qui les accompagnait qu'il n'y avait ici que son fils et sa femme, il ajouta : « comme vous l'avez appris de nos traditions, une femme ne peut pas être un chaman. Soyez donc rassurés et rentrez chez vous ! » Ramon expliqua à Pen que la Taté, sa tante, l'avait vue agir et avait tout rapporté au village voisin, alertant le chaman devenu furieux d'avoir un concurrent ; la crainte de perdre son influence l'avait fait réagir.

La famille rassemblée, il fut décidé qu'il était préférable pour tout le monde qu'ils partent rapidement ; le lendemain, avant le lever du soleil, ils quittèrent le village et remontèrent vers la capitale, Ramon senior préoccupé par l'obscurantisme de ses compatriotes, Ramon junior lançant des regards de temps d'orage, Pen mortifiée par ce total imprévu.


Les toits de Rivaz, Lavaux


16 LE RETOUR

Le voyage de retour fut morose. Ramon soucieux pour le devenir de son pays, junior frustré de ne pas en avoir vu suffisamment, Pen affligée de ne pouvoir soulager les plus pauvres parmi les pauvres ; ce fossé entre deux cultures trop différentes, elle ne pouvait le combler ; il y aurait tant à faire pour elle dans cette contrée. Elle comprenait enfin ce que Ramon lui avait écrit le jour de sa disparition : « il n'y a pas de place pour nous deux dans mon pays ». Il fallait donc qu'il revienne s'il voulait vivre avec elle ; ce désir avait été le plus fort.

Fatiguée par les changements de température, l'inconfort des déplacements, le coeur trop lourd, Pen partit se ressourcer quelques jours dans un canton voisin ; marcher le long des bisses, laisser couler sa peine dans le murmure de l'eau, s'assoir sous un pin sylvestre devenu bonzai dans cette région, petit à petit, l'aida à mettre ses idées en place, elle revint avec la certitude du bien fondé de ses résolutions.

Elle reconnut au fond d'elle-même que ce voyage en ce pays lointain s'était transformé en renouveau : en effet, c'était grâce à son intervention auprès de son beau-père qu'elle avait expérimenté le travail de sa main gauche par rapport à sa droite ; elle avait comprit qu'elle pouvait pratiquer dans une même séance son don et la thérapie du respire. Elle n'avait pas besoin d'expliquer son don, d'ailleurs inexplicable, ça, elle l'avait bien remarqué au cour de toutes ces années passées : plus elle tentait de se faire comprendre, plus son interlocuteur lui posait de questions auxquelles une réponse, ou un semblant de réponse, n'ajoutait que confusion ; il ne suffisait pas de dire : « Je suis une antenne », il fallait que l'autre le ressente à l'intérieur de lui-même.

De retour chez elle, elle mit à exécution ce qu'elle avait décidé : elle ferma son cabinet de physiothérapeute, loua deux pièces dans un immeuble nouvellement construit derrière la gare, au-dessus d'un Super Marché et où sa fidèle secrétaire-comptable l'avait suivie, à son grand soulagement. Pen posa alors avec fierté une plaque dorée sur la porte :

Pen Pravoz, thérapeute du respire
sur rendez-vous

FIN




dimanche 17 décembre 2017

22 L'Inuit


A tous mes lecteurs et lectrices, 
je souhaite une belle année 2018 plaines
de petits bonheurs  et de grands succès


22 L'INUIT

Un vent glacial parcourt une immensité blanche, plane,
où tout relief est indéfini, escamoté. Des formes diffuses apparaissent, se diluent . Cette colline qui s'allonge, est-elle loin, est-elle près ? Pas de point de repère dans ces blancs sur blancs, ce froid polaire qui peut, en un instant, vous transformer en statue figée, immortelle dans son linceul .

Un pâle soleil éclaire, un instant, l'homme solitaire, ses chiens, son traîneau. Il est petit , râblé, revêtu de peaux de phoques, sa capuche fourrée cache ses cheveux noirs, raides, retombant en forme de légère frange sur son front. Avec ses yeux en amande, ses pommettes hautes, c'est l'Inuit, un homme du Grand Nord. Il n'a pas de boussole et pourtant il sait où il va, il a un but auquel il tend de toute ses forces. Soudain les rênes qu'il tient dans les mains se raidissent, comme parcourues d'un frisson. L'homme tend l'oreille : Faiblement d'abord, plus fort ensuite, un hurlement monte, puis deux, trois ; des hurlements à glacer le sang : des loups ! Ses chiens les avaient entendus bien avant lui. Il les distingue maintenant sortant du brouillard : une meute de loups avec, à sa tête, un grand noir, certainement le loup alpha, le chef, puis deux, trois autres loups un peu plus petits courant à côté de lui, tous ralentis par la présence d'un louveteau.

Maintenant le traîneau glisse entre deux légers monticules ... Vite, rejoindre la pleine glacée, là à droite où il pourra manoeuvrer, placer ses chiens fasse au danger . Heureusement, se dit-il, il les a attelés en éventail comme le lui a enseigné son grand-père et non en ligne ; les uns derrière les autres, les chiens se gêneraient mutuellement, en éventail ils ont toute liberté de mouvements et peuvent s'entre-aider. A peine a-il pensé cela qu'un grondement sourd se fait entendre, ici, sur sa gauche ... C'est Aku qui grogne, sa chienne préférée avec laquelle il a déjà parcouru des milliers de kilomètres, dormi la tête dans sa fourrure, chassé des heures durant.

Le grondement enfle, grandi ... DANGER ! L' homme tourne la tête et aperçoit un loup au pelage gris, légèrement roux, qui s'est détaché du groupe, galope d'une foulée longue, régulière ; il s'éloigne en esquissant un demi – cercle, puis se rapproche. Il va le prendre par devers et l'attaquer par derrière. L'homme lâche les rênes, ses chiens savent ce qu'ils ont à faire, il leur fait confiance. Il s'empare d'un fusil. Au même moment, le loup se met à courir en zigzag ; ce loup sait donc ce que veut dire ce long bâton, pense l'homme en une fraction de seconde, certainement une louve, plus rusée que le mâle. Il la suit des yeux et remarque qu'elle tourne légèrement la tête du côté où elle va virer ; maintenant il peut anticiper son mouvement, il vise. Il n'a qu'un coup et n'aura pas le temps de recharger avant qu'elle ne l'agresse. A cet instant précis il presse sur la gâchette ! La louve, dans son élan, fait encore quelques pas, puis, coupée dans sa course, elle s'affaisse, tente de se relever,pose enfin sa tête sur la terre gelée, ses yeux se voilent, 
son corps se raidit.

Devant, le loup alpha s'est arrêté net, les autres se regroupent autour de lui. Une plainte, un gémissement, presque un sanglot monte dans l'air pétrifié : le louveteau pleure sa mère ... L'homme sent son coeur se serrer, il aime les loups, il les a tant observés dans leur orgueil, leur indépendance, leur courage ; il a sculpté leurs formes, leurs attitudes dans la stéatite, la serpentine, pendant ces longues nuits qui semblent n'avoir ni commencement ni fin alors qu'il se trouvait dans la grande tente familiale.
L'Inuit redresse la tête, un léger sourire anime son visage : lui aussi a sa fierté, sa liberté, il se sent maître de sa destinée. Il a su manoeuvrer, rassurer ses chiens, leur insuffler sa confiance ; face au danger, il n'a pas faibli, il a défendu sa vie, cette vie de chasseur, indispensable à sa communauté.

Il est temps de reprendre la route ; heureusement les jours se sont allongés, il pourra atteindre sa cache, construire son igloo où passer la nuit. Demain, il en retirera  les morceaux de caribou qu'il chargera sur son traîneau et bientôt il sera chez lui dans la chaleur des siens, sous la tente plantée au milieu de nulle part,

sur une terre qui semble désolée et pourtant si vivante.